Troisième journée de marche de notre trek sur Peaks of the Balkans, reliant Çerem à Doberdöl. Après une première journée de chauffe et une seconde bien ardue, nous sommes prêts à passer un nouveau col puis à découvrir de magnifiques alpages au court d’une étape qui annonce des chiffres moins affolants que ces jours précédents. À Doberdöl, nous prendrons un jour de repos, dans une vallée reculée balayée par les vents que l’on nous a décrite comme superbe, reposante, idyllique…
Peaks of the Balkans – Étape 3 – De Çerem à Doberdöl
Lorsque nous ouvrons notre guide sur la table du petit déjeuner ce matin à Çerem, cette étape nous semble bien facile comparativement à l’ascension du col de Prosllopit que nous avons faite hier. Nous commençons par grimper tranquillement sur une large piste 4×4 boueuse, admirant des paysages de rêve semés de moutons et de chèvres bêlantes. La montagne que nous avons gravie hier s’étend dans notre dos, formidable, régnante. Nous admirons les Peaks of the Balkans. Nous ne pressons pas le pas, alentis que nous sommes par nos « exploits » de la veille. Au bout de deux heures, nous entrons dans un petit bois de hêtres et de conifères. Tout y est humide, enchevêtré de lichens barbus. Le marquage de la piste est très bon. Nous ne risquons pas de nous perdre aujourd’hui.
Le sol de la forêt est couvert de buissons de myrtilles ! A l’orée du bois, ils s’étendent en une large prairie, il y en a à perte de vue ! Quel dommage que ce ne soit pas encore la saison ! Nous passons le col d’Aljucit, où nous déjeunons, dévorant les vivres préparées par Laura, notre gentille hôtesse de la veille au soir.
Nous descendons ensuite doucement dans la forêt brumeuse. Un silence épais nous entoure. Nous ne le brisons pas. À travers les arbres, on aperçoit les nuages pris sur les sommets. La montagne est toute cotonneuse. Puis, il y a les alpages. L’herbe est rase, riche et humide. Les troupeaux en raffolent. Au milieu, se trouve le village d’été de Balqin, entouré de moutons.
« Heeeey ! », nous crie quelqu’un. C’est un petit bout de femme blonde, au regard rieur, aux rides profondes, creusées par l’air de la montagne. Elle nous fait signe. « Café ? », demande-t-elle avec un sourire. Ah oui, pourquoi pas. Ça ne se refuse pas, ce genre d’offre ! Et après tout, c’est aussi pour cela que nous sommes venus randonner sur Peaks of the Balkans : pour les rencontres ! Nous la suivons, pensant atterrir dans une de ces petites gargotes de montagne. Mais c’est chez elle qu’elle nous mène, nous installant sur sa terrasse, face aux montagnes. De gros rondins de bois servent de tabourets. L’odeur du bétail est omniprésente. Son mari nous rejoint, bâton de berger à la main, la gueule franche, burinée. Il nous serre la main, de sa grosse main large et râpeuse, pendant que sa femme prépare le café turc. Ils ne parlent pas anglais, et nous encore moins albanais. Mais ils ont envie de discuter et nous aussi. Dans ces cas-là, c’est fou ce qu’on arrive soudain à bien se comprendre !
Ils s’appellent Çamila et Salè. Ils habitent là 5 mois de l’année, et le reste du temps dans la vallée. Leur fils aîné vit à Lyon, mais ils n’y sont jamais allés. Il leur manque. Ils viennent de finir de construire une petite guesthouse pour accueillir des randonneurs qui parcourent le circuit des Peaks of the Balkans, espérant améliorer leur ordinaire, qui semble bien frugal. Ils étudient avec attention notre guide de voyage et surtout les cartes dont il est rempli. Ils nous mettent en garde contre les chiens de berger qui sont parfois dangereux. Ils pèsent nos sacs à dos. Veulent savoir où l’on va. D’où l’on vient. Nous leur montrons la Normandie sur la carte de France. Et Lyon, où se trouve leur fils. Ils ne veulent rien savoir lorsqu’on leur propose de payer pour le café. On leur glisse furtivement deux euros sous une des tasses. C’est le jeu ici. Les guides albanais que nous avons rencontrés à Theth nous ont recommandé de le faire, pour « participer à l’économie locale ».
– Mais vous n’avez pas peur que ça ne dénature le sens de l’hospitalité naturel des habitants ? C’est fichu, dès que l’argent s’en mêle…
– Si, bien sûr. Mais c’est plus juste. On a tout, et eux n’ont rien. On ne peut quand même pas les laisser dans la misère !! Donnez le prix juste, c’est tout. Sans exagérer.
Doberdöl
Encore 2 heures de grimpette et nous voilà à Doberdöl, un petit village d’été construit au milieu de rien (donc au milieu de tout ?), le long d’une rivière qui se transforme en cascade. Chevaux, vaches et moutons paissent en liberté. Ça a des fâcheux airs de paradis par ici, nom d’une pipe ! Le village se compose d’un assemblage de maisonnettes disparates et mal isolées qui accueillent bergers et randonneurs pendant les mois chauds de l’année.
Nous nous arrêtons à la Bashkimi Guesthouse, où nous recevons un accueil poli et réservé. Il y a du passage dans cette guesthouse, qui est la plus grosse du village, mais aussi la première à avoir ouvert à Doberdöl au moment de la création de Peaks of the Balkans. De nombreux groupes de randonneurs, voyageant avec guides, y font étapes. Mais également des voyageurs seuls, comme nous ou encore Jan et Markus, deux sympathiques allemands que nous avons rencontré à Çerem hier soir. Nous les retrouvons logeant chez un vieil homme jovial, portant bottes et casquette et n’ayant de cesse de nous faire goûter à toutes les cuvées de raki (un alcool blanc type eau de vie, fort, très fort même, fait à base de fruits) qu’il a pu faire les dernières années. Il est bon, son raki. Il réchauffe. Il faut dire que le vent est glacial, et s’engouffre par tous les interstices !
Le lendemain, nous nous octroyons notre première journée de repos, nécessaire, nous semble-t-il, pour mener à bien notre projet de marche jusqu’au bout. Qui veut aller loin ménage sa monture, paraît-il. Ménager les genoux, ménager les vertèbres. Ménager le moral. Mais il y a surtout un facteur clé dans cette décision, c’est que Doberdöl nous a tapé dans l’œil. Nous avons envie d’y passer un peu de temps, de mieux nous imprégner de l’endroit, de rencontrer les habitants…
Dans l’idée, parce que dans les faits, nous roupillons comme des marmottes albanaises jusqu’à 14h et émergeons de la tente quelque peu ramollis, mais bien retapés. Nous partons fissa nous balader dans le village et tombons sur un gentil couple de séniors, alors que nous tentons tant bien que mal de traverser un marécage fangeux laissé par les grosses papattes des bovidés. On nous invite à boire le café.
Nous acceptons. La masure est basse et sombre. Le toit est en tôle. Le confort minimum. Il n’y a pas de fenêtres mais l’unique pièce est néanmoins ouverte aux quatre vents, à cause des multiples interstices qui se trouvent de toutes parts, entre les briques, entre les tôles, et qui remplissent l’espace de vents-coulis perpétuels. Une grosse cuisinière trône au milieu de la pièce, entourée de banquettes couvertes de couvertures colorées. On doit s’y blottir par soirée froide. Des sortes de paillasses enterrées sous de lourds édredons sont placées le long du mur, témoignant si besoin de la rudesse du climat, même en été. Ça sent la traite, le bétail, le pain chaud qui cuit au four, la paille, la fumée. Une odeur réconfortante qui imprègne tout. Après le café, le raki. Difficile de refuser, l’homme l’a fait lui-même. Il faut goûter, quoi ! Il attend notre avis, souriant, impatient, bouteille à la main pour nous resservir. Sa femme sort du four un byrek splendide, sorte de feuilleté maison, fourré de fromage de chèvre et d’herbes de montagne, croustillant, chaud et luisant de graisse. Elle en découpe immédiatement deux larges parts, bien trop immenses, qu’elle dispose devant nous sur de petites serviettes en papier. C’est fou ça ! Puis elle ramène une grande bassine bleue, où flotte une grosse feta immaculée. Elle vient de la faire. « Délia ! », nous dit-elle. « Bèèèèè ! », ajoute son mari. Fromage de brebis tout frais. Qui rejoint fissa nos parts de byrek sur les serviettes en papier. Et comment on est supposé avaler tout ça, nous ? Quentin explique par dessin que sa grande sœur s’appelle Délia, ce qui provoque des hurlements de rire !
Nous repartons une heure plus tard, passablement éméchés par le raki, avec un grand sac rempli des restes de byrek et d’une large portion de feta donnés par la brave femme. Nous partons évacuer les vapeurs d’alcool dans la montagnes, rigolant comme des ânes devant la figure ridicule des béliers du coin. Avec leurs cornes toutes tournicotées et leur cheveux pleins les yeux, ils ont un look tordant digne du Génie des Alpages. F’murr aurait été content. Le village est vraiment beau, nous prenons un peu de hauteur pour l’admirer. Des jeux de lumière magnifiques illuminent les courbes du paysage.
Mais le temps se gâte, le froid nous saisit. Nous rentrons à la Bashkimi guesthouse, et demandons l’autorisation de passer un peu de temps chez nos hôtes pour nous blottir avec eux près de l’énorme cuisinière, où la braise réchauffe gentiment l’atmosphère dans la pénombre. La femme, Rudina, prépare un byrek que nous mangerons ce soir tandis que la soupe de haricots rouges bouillonne déjà tranquillement sur le feu. Sa fille de 13 ans, Enisa, la seule de la maison qui parle un petit peu anglais, ose timidement nous poser quelques questions. Bashkim, le père, très réservé au premier abord, s’intéresse à l’échange et demande à sa fille de lui traduire au fur et à mesure. Tout le monde se prend au jeu. Grâce aux portables, on échange photos de famille, photos de jeunesse, anecdotes. Bashkim rigole : « J’aime bien tes cheveux, dit-il à Quentin. Moi aussi, j’avais les cheveux très longs quand j’étais jeune. Mais après, à l’armée, zouuu ! J’ai dû tout couper. Et maintenant, je suis chauve, c’est pas de bol ! » Ni une, ni deux, Quentin détache ses cheveux et les met sur la tête de Bashkim ! C’est le fou rire général !
C’est vrai que ça ne lui va pas si mal…
M. & Mme Shoes
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